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ardennes-medievales-450-1500

Vagabondage à travers l'actuel département des Ardennes pendant le millénaire médiéval, agrémentée de haltes diverses (sites, images, chartes traduites, ...)

Remarques sur les châteaux médiévaux ardennais (4) - La « seconde révolution castrale » (XIV°-XV° s.)

 

C'est peut-être par la construction de résidences spécifiques que la petite aristocratie rurale entend symboliquement imiter les puissants, en imprimant, comme eux, explicitement sa marque dans le paysage rural. Le phénomène doit être replacé dans l'émergence et le développement du réseau des seigneuries villageoises

Et ce phénomène prend rapidement une telle ampleur que bon nombre d’historiens actuels n’hésitent pas à le qualifier de « seconde révolution castrale » ; dans le comté de Rethel, si l’on se réfère aux aveux et dénombrements des seules années 1322-1325, il est vrai que ce ne sont pas moins de 70 maisons qui sortent de l’ombre ! Il ne peut être question ici de chercher à présenter un tableau exhaustif de la question, notamment parce que la question n’a jamais fait l’objet d’une approche systématique dans les Ardennes ... Je me contente donc, prudemment, de livrer quelques pistes de réflexion (*)

 

Tout d’abord, à l’instar du château, la maison constitue le cœur de la micro-seigneurie. Les textes le rappellent volontiers : en 1322, Hugues de Guignicourt tient ainsi sa «  maison de Guignicourt et le pourpris, la ville, le ban, la justice de la dite ville ... » (Trésor des Chartes du Comté de Rethel, acte 370). une formulation suffisamment explicite pour que tous comprennent la fonction hautement politique joué par la résidence du potentat local. Que la prolifération des seigneuries de villages se soit accompagnée de la multiplication de ce type de bâtiment était, somme toute, fondamentalement logique.

De même l’éclatement de la seigneurie conduit immanquablement à une double conséquence architecturale :

- l’existence de plusieurs maisons sur un même terroir, voire au sein d’un même village (il en existait 3 à Louvergny en 1324, auxquelles il convient d’ajouter celle des Sarts, à l’orée de la forêt).

- la cohabitation de plusieurs seigneurs dans la même résidence. L’exemple le plus significatif est peut-être celui de « la maison qui fu ... monsigneur Renart » à Guignicourt , partagée entre les deux beaux-frères Geoffroy de Dainville et Perrotin de Maugré (Trésor, actes 400 et 404). L’indivision doit rendre rapidement la situation intenable - ici, Geoffroy semble tenir le rez-de-chaussée , c’est-à-dire «  la sale par terre et la chambre tenant à ladite sale, et les apartenances des chambres tenans à ladite sale », ainsi que « la porte de ladite maison delez le pont » ... ce qui soulève l’épineuse question de l’accès à la partie de Perrotin, notamment à l’étage !

 

 

Emplacement de la principale maison seigneuriale de Guignicourt s/Vence

(photo: P.S.)

 

 

 

Est-ce la principale raison qui pousse certains à s’implanter plus loin, à l’écart des villages ? L’hypothèse n’est pas à exclure. Bien sûr, les textes et les prospections sur le terrain mettent avant tout en lumière l’intégration de la maison seigneuriale au sein du tissu villageois, un peu à l’image des châteaux des XI° et XII° siècles ; les exemples abondent, qu’il s’agisse de Saint-Fergeux ou de Sorbon en Porcien, ou, comme le précisent les actes sans la moindre ambiguïté, de Bertoncourt, de Condé en Vouzinois ou de Machéroménil dans le comté de Rethel. Cette localisation constitue-t-elle un indice de l’ancienneté de l’implantation seigneuriale, comme on le dit souvent ? Cela ne paraît pas si simple.

Inversement, beaucoup de maisons sont établies à l’écart de l’habitat villageois. Elles contribuent ici et là à étendre un peu plus l’espace de production arraché à la nature ; certains noms semblent d’ailleurs tout à fait éloquents : la « maison con dit la Graingette dessous Omont » tenue par l’écuyer Robert du Bois en 1326 (Trésor, acte 459), celles, , des Sarts à Louvergny déjà citée (1316) , du Champ Bernard à Sugny (1322), des Champiaus à Tourteron (1324) : la vocation agricole de tels édifices, par delà leur caractère politico-juridique, ne fait aucun doute. Et d’ailleurs, peut-être est-ce cette caractéristique économique qui prévaut aux yeux des contemporains : le châtelain de Mouzon déclare tenir, en 1299, « nostre maison, nos jardins, nos courtis » (Trésor, IV-1, acte 96), Henri de Corbon, en 1322, « la fort maison, le jardin et la vigne » (Trésor, acte 353), Pierrart de Terrier, en 1316, « la maison de Touligny et les jardins, la vile, la grange a bos » (Trésor, acte 303).

 

Site de la maison seigneuriale de Corbon (Saint-Morel)

(Photo: P.S.)

 

 

Pour finir, il convient de se demander à quoi ressemble la résidence de la petite aristocratie rurale ardennaise à la veille de la Guerre de Cent Ans. Sans doute en subsiste-t-il ici et là des vestiges architecturaux ; là encore, l’absence d’étude méthodique interdit d’en proposer des exemples concrets pour la période qui nous intéresse ; les phases successives de destructions et de reconstructions ont incontestablement brouillé les traces. Une fois de plus, force est de se limiter aux informations des textes, au moins pour le moment. Le corpus documentaire utilisé mentionne explicitement près d’une centaine de bâtiments seigneuriaux , dans les limites du comté de Rethel et pour une période antérieure au milieu du XIV° siècle. L’analyse systématique du vocabulaire employé par les scribes de l’époque livre des enseignements a priori inattendus : dans 78 % des cas, le terme employé est celui, tout à fait anodin, de « maison » ; les 22 % restants évoquent la présence de « fossés » ; à l’intérieur de ce petit quart, 5% des édifices sont désignés par la fameuse expression de « maison forte » ou « forte maison »... 5%, cela correspond très exactement à 5 cas : Corbon et Jandun en 1322, Voncq vers 1325, Les Armoises en 1327, et Romery en 1346 ; à ce maigre bilan s’ajoutent, hors du comté de Rethel, quelques rares mentions complémentaires, dont Watefale (commune de Saint-Marcel) en 1305. En tout, peut-être une dizaine de cas explicites ? Que doit-on en penser ? Si l’on accepte d’accorder du crédit à nos textes - et la nature même de ces textes me pousse à le faire -, il nous faut reconnaître que la demeure seigneuriale habitée par la petite aristocratie rurale des Ardennes à la veille de la Guerre de Cent Ans n’est que très exceptionnellement fortifiée . Comment l’expliquer ? Faut-il y voir l’effet d’une interdiction comtale ? Ce n’est pas à exclure : alors que l’insécurité régnait pourtant dans les campagnes ardennaises, les rédacteurs des aveux et dénombrements du Rethélois de la seconde moitié du XIV° siècle ne mentionnent guère davantage de « fortes maisons »...

Mais, si la « maison » n’était point « forte », elle se distingue néanmoins des maisons rurales ordinaires. Tout d’abord, elle se dresse le plus souvent sur une plate-forme artificielle quadrangulaire, le « pourpris », délimitée par des fossés, parfois qualifiée de « motte » (Bertoncourt) - réminiscence d’une vieille formule castrale - ; le site ainsi fossoyé peut accueillir, à côté de la résidence, des « appendances » à vocation économique, voire même le jardin et quelques pièces de vignes ; l’ensemble ainsi constitué occupe par conséquent une surface au sol plutôt impressionnante, à l’image des grosses fermes à cour fermée des campagnes modernes. D’autre part, la résidence à proprement parler semble elle-même de belles dimensions : il est ainsi question de la « grant maison » à Harzillemont, à Saint-Fergeux, à Seuil ; une impression de grandeur renforcée, ici et là, par l’existence d’au moins un étage (la « maison haut » de Longwé, par exemple) - mais il n’est jamais fait référence à une tour, contrairement aux périodes postérieures. Enfin, sa construction doit être plus soignée : en 1346, la maison de La Folie, à l’écart de Bertoncourt, est « couverte d’escaille », un détail peu fréquent dans les villages du Rethélois puisque le seigneur local a jugé intéressant de le préciser ; si ce matériau de couverture a été spécialement importé à Bertoncourt, en revanche, à Suzanne, les potentats locaux possédent leurs propres tuileries.

Ce ne sont donc pas les murailles et les tours qui identifient alors la résidence du seigneur de village... Dans cette optique, la seconde révolution castrale paraît bien avoir revêtu ici un caractère avant tout symbolique !


(*) extrait aménagé de l'article « Enquête sur la petite aristocratie rurale ardennaise, début du XIII° siècle – milieu du XIV° siècle », publié dans la Revue Historique Ardennaise, tome XXXVI, année 2003-2004, 3-33

 

La plateforme fossoyée de la maison seigneuriale de Crèvecoeur (Alland'hui et Sausseuil)

(source:Géoportail)

 


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